La notion de patrimoine vivant en ethnomusicologie

Les problématiques liées au patrimoine vivant, c’est-à-dire à l’héritage transmis oralement et souvent de génération en génération et dont l’expression constitue une forme d’appropriation et d’interprétation liée à la fois au passé, au présent et au futur, représentent des avenues d’investigation fertiles en réflexions et débats. On s’accorde aujourd’hui à reconnaître le patrimoine comme un enjeu socio-économique et politique important.  Si l’on admet que le patrimoine ne peut pas ignorer les tendances de la mondialisation et de la globalisation et qu’il est ainsi confronté à de nouveaux contextes et de nouvelles réalités, on ne peut pas contester qu’il soit également amené dans une certaine territorialité et qu’il crée la tradition à travers l’oralité, ce qui le rattache à des valeurs locales.

Les préoccupations des ethnomusicologues tendent vers des pratiques musicales vivantes et leur sociabilité. Toutefois, l’utilisation du terme « patrimoine » pour parler des traditions musicales nous paraît assez récente, peut-être en raison du fait que les processus patrimoniaux restent encore rares et nouveaux dans le domaine du patrimoine musical vivant.  L’étude du patrimoine culturel vivant et l’ethnomusicologie présentent, en effet, de nombreux intérêts et sujets d’études en commun, tels que la tradition, l’oralité, l’esthétique, le changement et l’évolution, la transmission, la construction de l’image sociale, l’identité, la valorisation, les politiques publiques, etc.

La culture et la musique : constructions humaines

Le terme de culture pose souvent un problème dans sa définition.  Longtemps  comprise comme possédant des attributs particuliers, souvent déterminés par des recherches scientifiques, la culture apparaissait ainsi statique dans le temps et dans l’espace. Selon cette conception, peu de place est laissée à l’être humain, bien que ce dernier soit ubiquiste dans toute élaboration et manifestation culturelle.  En ethnomusicologie, les hommes, les sujets « musicants » et « écoutants », sont au cœur du processus musical, comme l’affirmait, en 1960, un des pionniers de la discipline, Alan Merriam.  « Sans la pensée, l’acte et la création humaine, le son musical ne peut exister[1]” (1960, viii).  La culture est le fruit d’une expérience particulière, d’un passé commun et d’une mémoire commune.  Elle se développe à la fois de manière collective et individuelle.  C’est d’ailleurs une conception de la culture qui est partagée par la majorité des ethnomusicologues contemporains.

Le patrimoine musical : entre le local et le global

Le terme de patrimoine est fréquemment associé au produit d’un symbole d’une identité collective et concerne donc l’opinion publique. Toutefois, il ne doit pas se lire uniquement en fonction du passé.  Mais comment une pratique devient-elle patrimoine?  La sélection dépend-elle de la durée de la pratique dans le temps, de l’étendue (géographique) de sa pratique, de critères esthétiques, de la signification pour un collectif, d’une certaine reconnaissance?  Comme l’affirment bien les sociologues et urbanistes Hamel et Poitras (1994; 5), « au fur et à mesure que la mondialisation de l’économie bouleverse nos habitudes de production et de consommation, elle entraîne aussi des effets sur nos représentations culturelles et sur la hiérarchie des valeurs dominantes ».  Nous partageons également avec eux le fait que bien que le patrimoine soit porté par une propension à l’homogénéisation sociale et culturelle, il coïncide aussi avec une promotion des valeurs locales.  En effet, en faisant appel à la tradition, particulièrement sous l’angle de son expression locale, et en favorisant une « marchandisation » du patrimoine, on fournit une légitimité aux pratiques qui récupèrent le passé sous diverses formes pour le traiter avant tout comme une commodité et un bien de consommation (idem; 11). Ainsi, il existe un risque de perdre de vue la finalité première du patrimoine, ce qui favorise alors sa manipulation à partir d’une perspective mythique et idéalisée.

Le souci de préservation de l’origine, la crainte de la disparition et la patrimonialisation

Dans le cas qui nous intéresse ici, celui du patrimoine vivant, nous ne pouvons faire abstraction de la mouvance des idées et des pratiques, que ce soit à l’intérieur même d’une culture ou lorsque celle-ci est en contact avec d’autres.

Les termes « d’acte de patrimonialisation » nous paraissent hasardeux, au sens où il risque fortement de figer une pratique culturelle dans le temps ainsi que dans l’espace.  Le processus par lequel un objet devient patrimonial implique une transformation de la charge symbolique, affective ou autre de l’objet qui subit ainsi une mutation de sens. De plus, on ne peut pas passer sous silence le fait que la patrimonialisation peut parfois mener au processus de foklorisation, « indissociable, selon Babadzan (2001; 3), (et nous ajouterions, dans certaines aires culturelles) du processus d’édification d’un État moderne fondé sur la nation comme communauté de culture, indissociable aussi de la volonté, politique, de montrer et de démontrer l’existence éternelle d’une nation culturelle déterminée par la possession matérielle de traits culturels objectifs ».

Le patrimoine est généralement indissociable de la notion de préservation, et plus exactement de la crainte d’une éventuelle disparition de ce dernier par les forces du temps. Ces préoccupations ne datent pas d’hier.  Déjà au début du XXe siècle, l’ethnomusicologue Hornbostel (1905) exprimait, en ce sens, une crainte de la disparition rapide des musiques du peuple (« folk ») et recommandait qu’elles soient enregistrées et étudiées avant qu’elles ne disparaissent.  Un siècle plus tard, ces musiques se sont modifiées, certes, mais elles existent toujours, du moins pour la plupart.

Une mémoire tournée vers le futur : un patrimoine en  devenir?

Dans le sens de ce que nous venons d’évoquer, nous sommes d’accord avec Ost (2000; 206) lorsqu’il affirme que le patrimoine devient alors  « moins une propriété qu’une promesse, moins une vérité qu’une question, moins un trésor en arrière qu’une quête en avant ».  Le patrimoine est une forme d’héritage sans testament, qui continue toujours à signifier, « une action, un événement, un chef-d’œuvre, un objet, mais, surtout, la mémoire de tout cela ou plutôt – puisque son sens est en avant plutôt qu’en arrière- la reformulation, la réécriture d’un héritage toujours en attente  d’être signifié » (idem; 207).  Bref, l’objet patrimonial devient une potentialité.

Enfin, tel que l’affirme l’ethnomusicologue Laurent Aubert (2004 ; 117), la problématique de la préservation, lorsqu’elle est liée à la musique, concerne moins l’objet musical en tant que tel (sauf, évidemment, pour les collections d’instruments) que sa mémoire.  Ainsi que le souligne Desroches (2005), la mémoire humaine est sélective, active et créative.  Elle est un espace de construction symbolique. En lien avec l’ethnicité, c’est elle qui permet la sélection de paramètres expressifs et stylistiques.  Il s’agit donc d’un processus continu et dynamique.

À propos de l’authenticité

Les changements dans les rapports entre les cultures, les flux migratoires, le développement touristique, les fusions culturelles et artistiques et les nouvelles technologies nous obligent aujourd’hui à repenser l’authenticité, qui « ne peut se déployer que dans le mouvement, et celui-ci est apport et métamorphose » (Kattan, 1996:42 et Desroches et Guertin, 2005). L’authenticité relève d’un jugement de valeurs et se veut ainsi une construction.  Elle peut être singulière, soit par rapport à soi-même, ou encore collective, et renvoie alors aux traditions transmises de génération en génération et à une forme de consensus.  L’authenticité a un caractère temporel, mais aussi contextuel.   Ainsi, elle n’implique pas l’absence de changement, mais, au contraire, s’ancre dans le moment présent (Desroches et Guertin, idem).

Selon Desroches (1998 et 2004 dans Benoist et al.), les traditions musicales sont le résultat d’un aspect dynamique de la mémoire face aux phénomènes de mondialisation, d’un côté, et de régionalisation, de l’autre.  L’identité culturelle se créerait et se recréerait ainsi entre la rencontre, voire dans la négociation,  avec l’altérité et l’affirmation d’une singularité.  Vue sous l’angle de l’ethnologie, la tradition doit être comprise dans sa mise en réseaux, dans sa mise en relations (Amselle, 2001) avec d’autres cultures.

Un patrimoine authentique serait ainsi la conjugaison de l’histoire et de la contextualisation et il impliquerait une sélection de paramètres et non la reproduction intégrale des éléments ancestraux.  Cette sélection de traits expressifs liée à la tradition représente « un point de vue que les hommes du présent développent sur ce qui les a précédés, un recours au passé conduit en fonction de critères contemporains » (Bonniol, 2004; 150).   Enfin, les symboles choisis font référence à une valeur émotionnelle à l’objet.  Si certaines musiques survivent plus facilement que d’autres, c’est qu’elles ont toujours un sens pour une ethnie, un groupe social ou une communauté.

CONCLUSION

Nous avons tenté d’abord de définir la musique ou la pratique musicale en tant que patrimoine culturel vivant.  Celle-ci va, en effet, beaucoup plus loin que l’objet musical en soi.  L’interaction sociale entre êtres humains est indispensable à la production d’un patrimoine musical.  Cette conception est, au moins depuis Merriam (1964), acquise et reconnue en ethnomusicologie.

Music is a uniquely human phenomenon which exists only in terms of social interaction; that is, it is made by people for other people, and it is learned behavior.  It does not and cannot exist by, of, and for itself; there must always be human being doing something to produce it.  (1964; 27)

Enfin, le patrimoine est une réalité vivante, conséquente à une culture abstraite, et une revitalisation d’ensemble, incluant le développement des savoirs et savoirs-faire qui y sont associés, est essentielle à sa promotion.

MOTS CLÉS : PATRIMOINE VIVANT, TERMINOLOGIE, CONSTRUCTION, PRÉSERVATION, MÉMOIRE, PATRIMONIALISATION, AUTHENTICITÉ.

Marie-Christine PARENT
Automne 2007


[1] «  Without people thinking, acting, and creating, music sound cannot exist »

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