Patrimonialisation des traditions musicales : deux exemples de processus distincts au Brésil

Patrimonialisation des traditions musicales : deux exemples de processus distincts au Brésil

Cet article a été publié dans la revue MusiCultures, volume 37, Patrimonialisation et revivalisme, sous la direction de Gordon E.Smith, Monique Desroches, Marie-Hélène Pichette, Claude Dauphin, University of Alberta, 2010.

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On s’accorde aujourd’hui à reconnaître le patrimoine comme un enjeu culturel, socio-économique et politique important.  À ce titre, le patrimoine culturel vivant fait l’objet, depuis une vingtaine d’années, de recherches, de débats, d’initiatives visant à le faire connaître et à le transmettre, de politiques publiques, etc.  Les ethnomusicologues et chercheurs en sciences sociales contribuent à cette réflexion autour du concept de patrimoine en se penchant sur des notions telles que l’origine, l’authenticité, la mémoire, l’identité, la territorialité, etc.   Depuis quelques années, on assiste à la patrimonialisation d’expressions artistiques, dont les traditions musicales. La manière dont une pratique ou un objet acquiert un caractère patrimonial se veut le reflet d’une volonté, généralement collective, de signifier une identité.  La patrimonialisation, peu importe la forme qu’elle revêt, n’est pas sans conséquence pour les tenants de la tradition et la pratique elle-même. À l’inverse de l’approche politique du patrimoine, qui propose une logique externe et plus ou moins déconnectée de gestion du patrimoine musical, notre intention est de montrer ici qu’une conception vivante et dynamique du patrimoine culturel vient davantage rejoindre l’individu au sein du collectif, en mettant de l’avant la singularité du patrimoine plus que sa dimension figée par le collectif.  Après un bref survol du concept de patrimoine, nous présenterons deux exemples distincts de processus de patrimonialisation observés au Brésil.  Le premier est caractérisé par une volonté politique de sauvegarde et de mise en valeur du patrimoine culturel vivant qui passe par le biais de programmes de reconnaissance et de sauvegarde, tandis que le second présente un cas d’appropriation du patrimoine musical afro-brésilien à des fins de développement culturel et social.

La notion de patrimoine en ethnomusicologie

L’utilisation du terme « patrimoine » pour parler des traditions musicales nous paraît assez récente, peut-être en raison du fait que les processus patrimoniaux restent encore rares et nouveaux dans le domaine du patrimoine musical vivant.  Pourtant, les ethnomusicologues et les chercheurs s’intéressent à la notion de patrimoine depuis les années 1980.  Depuis l’avènement des politiques culturelles et des programmes de sauvegarde du patrimoine culturel vivant, dont ceux de l’UNESCO, de nombreux intellectuels s’intéressent de près aux processus, de même qu’aux impacts de cette patrimonialisation.  Parallèlement, la prolifération des mouvements associatifs visant la sauvegarde du patrimoine vivant, partout dans le monde, a permis une autre forme de patrimonialisation, partant d’une appropriation des traditions musicales et artistiques par les individus et les communautés.   Enfin, les chercheurs eux-mêmes, ainsi que les producteurs et diffuseurs oeuvrant dans les secteurs des musiques dites traditionnelles, les médias et autres médiateurs participent également à cet engouement pour la patrimonialisation.   Nous voyons donc qu’il existe diverses manières d’aborder le patrimoine et que l’ethnomusicologie occupe une place d’importance dans la réflexion autour de la notion de patrimoine et des processus patrimoniaux.

La notion de patrimoine est encore trop souvent associée à une idée passéiste.  Les pratiques patrimoniales d’aujourd’hui s’inscrivent dans le contexte général des transformations sociales. Selon Alain Babadzan (2001 :4-5), la patrimonialisation des cultures populaires « traduit fondamentalement l’instauration d’un rapport à la culture qui n’est que moderne, sans équivalent dans les sociétés traditionnelles ».  Autrement dit, la patrimonialisation serait née d’un besoin de certaines sociétés modernes[1] et se caractériserait par un processus de réflexivité[2].

En outre, l’acte de patrimonialisation nous semble hasardeux, au sens où il risque fortement de figer une pratique culturelle dans le temps ainsi que dans l’espace.  Le processus par lequel un objet devient patrimonial implique une transformation de la charge symbolique de la pratique musicale, en raison notamment d’une mutation de sens.   La patrimonialisation n’affecte pas que le musical en tant que tel ; elle renvoie aussi à une construction sociale et identitaire collective gérée par surcroît par des politiques publiques du patrimoine et de développement culturel. De plus, on ne peut pas passer sous silence le fait que la patrimonialisation peut parfois mener au processus de foklorisation, « indissociable, selon Babadzan, du processus d’édification d’un État moderne fondé sur la nation comme communauté de culture, indissociable aussi de la volonté, politique, de montrer et de démontrer l’existence éternelle d’une nation culturelle déterminée par la possession matérielle de traits culturels objectifs » (2001 :3).

Patrimoine et authenticité

Les changements dans les rapports entre les cultures, les flux migratoires, le développement touristique, les fusions culturelles et artistiques et les nouvelles technologies nous obligent aujourd’hui à repenser l’authenticité, qui « ne peut se déployer que dans le mouvement, et celui-ci est apport et métamorphose », ainsi que le précise le chercheur Naïm Kattan (1996 :42). L’authenticité relève d’un jugement de valeurs et se veut ainsi une construction.  Elle peut être singulière, soit par rapport à soi-même, ou encore collective, et renvoie alors aux traditions transmises de génération en génération et à une forme de consensus.  L’authenticité a un caractère temporel, mais aussi contextuel.   Ainsi, elle n’implique pas l’absence de changement, mais, au contraire, s’ancre dans le moment présent.

Tandis que le changement était perçu négativement par les ethnomusicologues au début du XXe siècle, l’étude des variations et des transmutations réalisées de diverses manières est devenu graduellement le principal sujet de recherche en ethnomusicologie. Pour Nettl (2002 :10), « la stabilité et les changements musicaux constituent des valeurs esthétiques et peut-être éthiques ».  Il faut donc étudier non seulement le caractère du changement, mais également le niveau de désir qui y est rattaché et les raisons qui le provoquent.  Ce sont ces facteurs qui garantissent la continuité, au-delà des changements.

Un patrimoine authentique serait ainsi la conjugaison de l’histoire et de la contextualisation et il impliquerait une sélection de paramètres et non la reproduction intégrale des éléments ancestraux.  Cette sélection de traits expressifs liée à la tradition représente « un point de vue que les hommes du présent développent sur ce qui les a précédés, un recours au passé conduit en fonction de critères contemporains » (Bonniol 2004 :150).   Enfin, les symboles choisis font référence à une valeur émotionnelle à l’objet.  Toutefois, apparaissent parfois des éléments « fabriqués », un passé réinventé, qui ne correspondent pas à ce qui est préservé dans la mémoire populaire.

Processus de patrimonialisation par le politique au Brésil : le cas de la samba de roda

Les années 2000 ont vu naître au Brésil des initiatives concrètes visant la sauvegarde et la valorisation de la culture traditionnelle-populaire[3] sur les plans étatique, national-fédéral et international.   Nous nous pencherons ici sur la reconnaissance nationale et internationale de la Samba de roda do Reconcavo baiano.  S’inspirant des modèles proposés par l’UNESCO, l’Instituto do Patrimônio Historico e Artistico Nacional (IPHAN), organisme fédéral relevant du Ministère de la Culture, crée, en 2000, le Programa Nacional do Patrimônio Immaterial.  Un des instruments de base de ce programme sont les Planos de Salvaguarda, que nous pouvons définir comme des actions qui contribuent à l’amélioration  des conditions sociales du milieu de production, de reproduction et de transmission de patrimoines immatériels. Ces actions se concrétisent par des moyens tels qu’une aide financière aux détenteurs de savoirs et savoirs-faire spécifiques et d’autres mesures d’accès et d’organisation communautaire visant à favoriser la transmission.  En tant qu’instrument de reconnaissance de la diversité culturelle du Brésil, ce programme fait ressortir les problématiques liées à l’inclusion culturelle et aux effets sociaux de cette inclusion, de même que les questions d’identité et de représentation du Brésil sur le plan international.  C’est notamment ce que nous avons pu observer lors du choix de la manifestation culturelle brésilienne qui a été présentée à la IIIe Déclaration du patrimoine immatériel de l’humanité de l’UNESCO.

Au moment de choisir cette manifestation culturelle représentative du Brésil entier,  Gilberto Gil, alors ministre de la Culture, prévoyait présenter la samba brésiliennne , reconnue comme symbole de la société brésilienne, rassembleuse des diverses classes sociales et formée à partir des héritages des principales composantes culturelles à l’origine de la société brésilienne, soit la culture autochtone (amérindienne), la culture européenne (portugaise) et la culture africaine (Côte Ouest et Golfe de Guinée).  Toutefois, ce choix ne cadrait pas exactement avec les éléments de la politique de l’UNESCO, dont le désir de sauvegarder des éléments culturels en risque de disparition.  C’est ainsi que les politiciens brésiliens ont été amenés à valoriser l’une des manifestations d’origine de la samba urbaine actuelle, en désaffection en raison du mépris dont les pratiquants étaient victimes: la samba de roda do Reconcavo Baiano.  Parmi les objectifs poursuivis, il était notamment question d’intéresser les jeunes à ce type de samba et de leur offrir les moyens de se familiariser avec la pratique afin de perpétuer cette tradition. Déclarée en 2004 en tant que patrimoine culturel du Brésil par l’IPHAN, la samba de roda do Reconcavo Baiano fut reconnue en tant que chef-d’œuvre de l’humanité par l’UNESCO en 2005.   Depuis, quelques études ont été menées afin d’évaluer l’impact de cette reconnaissance internationale sur la pratique sélectionnée et reconnue.

D’emblée, l’accession de la samba de roda au rang de patrimoine de l’UNESCO a fourni une meilleure visibilité à ses pratiquants, que ce soit par les articles parus dans les journaux, les reportages télévisés, la présence de chercheurs sur le terrain ou encore les invitations de plus en plus nombreuses à produire des spectacles dans des localités voisines, puis dans tout le pays et même à l’étranger.  Aussi, la création d’une Associaçao de Sambadores e Sambadeiras do Estado da Bahia aurait contribué au processus d’autonomie des pratiquants, en ce sens que ces derniers ont assuré un certain développement des ressources humaines et matérielles afin d’améliorer les conditions de pérennité de la samba de roda.

Comme nous pouvons l’imaginer, l’acquisition et la distribution des ressources a généré des situations conflictuelles et des stratégies de négociation avec et entre les organismes représentants de l’État et les sambadores.   Certains chercheurs (Leal do Carmo :2008)  ont découvert, lors d’entretiens avec les porteurs de la tradition, que la formation de groupes de samba de roda est un fait récent dans le Reconcavo, à quelques exceptions près.  Tandis que les sambadores se réunissaient surtout, il y a de cela quelques années, pour ce que nous appelons les samba de caruru (suivant le service de ce plat afro-brésilien, lors des fêtes de São Cosme et Damião, en septembre), les manifestations répondent aujourd’hui à des logiques plus commerciales et à une volonté de valorisation du patrimoine.  Avant la proclamation de la samba de roda par l’UNESCO, la formation de groupes était déjà devenue une manière de s’imposer sur le marché culturel.  Après la reconnaissance, de nouveaux groupes se sont formés et l’un des motifs principaux à cette expansion serait l’obtention de gratifications sociale et financière à travers l’Association.  L’éclosion de ces nouveaux groupes suscite des débats parmi les pratiquants portant sur l’authenticité des pratiques et sur les critères de distribution des ressources.  Depuis la reconnaissance acquise auprès de l’UNESCO, le nombre de groupes aurait augmenté de façon significative (ibid.).  Une bonne partie des groupes observés, principalement parmi ceux constitués plus récemment, n’ont pas de mestre, ce porteur de tradition normalement présent dans la culture populaire.  Ce sont plutôt des coordonnateurs ou présidents qui deviennent des agents culturels, responsables de l’organisation des groupes et de leur financement.  Enfin, l’objectif de nombreux groupes aujourd’hui est la professionnalisation : présenter un spectacle en échange d’un cachet,  posséder des moyens et des outils de divulgation (CDs, DVDs…), faire connaître son travail à l’extérieur de sa communauté.  En outre, ces groupes voient en la possibilité de recevoir un appui financier une manière de survie, d’acquérir des nouveaux instruments, des nouveaux costumes et du matériel audio pour les répétitions et les représentations. Bien que cette reconnaissance de la samba de roda en tant  patrimoine immatériel par l’UNESCO, et par l’IPHAN au Brésil, contribue grandement à sa valorisation, plusieurs pratiquants n’en sont pas totalement satisfaits, ni convaincus de sa  capacité de sauvegarde.

Les enjeux initiaux de la patrimonialisation (politique) de la samba de roda étaient de préserver une pratique musicale et de transmettre son histoire, sa signification et son esthétique afin que les pratiquants aient une meilleure connaissance de leur passé et de leur culture.  Ces enjeux  ont rapidement été remplacés par un besoin de reconnaissance par l’autre (dans ce cas précis, la reconnaissance vient à la fois de l’État et de l’UNESCO, de même que des étrangers à la pratique) et par une logique de diffusion qui peut difficilement faire abstraction des lois du marché.

Processus de patrimonialisation par la (ré)appropriation du patrimoine culturel : la Compagnie des jeunes Griôs de São João de Meriti

Ce second exemple de processus de patrimonialisation est une initiative visant la valorisation et une meilleure connaissance du patrimoine culturel vivant, dans l’espoir d’une appropriation potentielle. L’intervention relève ici d’un médiateur externe qui vient proposer et inciter la recherche, la création et la diffusion en lien avec les patrimoines vivants artistiques.  Dans ce cas précis, le médiateur en question est qualifié d’externe puisqu’il a atteint une certaine notoriété grâce à la pratique de son art (le théâtre) et à son  travail (travailleur communautaire).  Toutefois, il est lui-même de descendance afro-brésilienne et est originaire de São João de Meriti.  Son expérience et sa connaissance des cultures marginalisées de cette région l’ont mené à proposer une démarche de développement social et culturel à partir de celles-ci.

Le projet vise d’abord l’inclusion et la conscientisation sociale de jeunes issus d’un milieu populaire et défavorisé, à Rio de Janeiro, par une certaine forme d’appropriation du patrimoine culturel vivant de la part des jeunes participants. Il importe de préciser qu’on assiste ici à un transfert de rôle des pratiques culturelles, partant d’un contexte social, fonctionnel et/ou rassembleur et allant vers une pratique artistique, une démarche davantage individuelle et politique.

São João de Meriti se situe dans la périphérie nord de la ville de Rio de Janeiro.  La plupart de ses habitants sont venus des campagnes de l’État de Rio de Janeiro, du Minas Gerais et du Nordeste, suite à l’abolition de l’esclavage, en 1888.  Ces gens venaient vers la ville de Rio de Janeiro qui semblait offrir de meilleures perspectives d’emploi, particulièrement lors de l’industrialisation. Plusieurs d’entre eux étaient donc de descendance africaine.  Les conditions financières de ces gens ne leur permettant pas de s’installer là où bon leur semblait, ils se sont regroupés en communautés et se sont accommodés.  La population de la ville de Rio de Janeiro, tout comme celle du Brésil dans son ensemble, souffre définitivement d’une répartition inégale des richesses et des opportunités.  Les habitants des périphéries se retrouvent, quant à eux, trop souvent marginalisés.

Selon Cesar, le leader communautaire et instigateur de la Compagnie des jeunes Griôs, il est nécessaire de valoriser le patrimoine présent dans la région périphérique afin qu’on ne le délaisse pas au profit des valeurs globales de la ville.  Le programme, qui s’adresse donc à des jeunes issus de familles à bas revenu et souvent marginalisées, permet une certaine prise de conscience et une meilleure affirmation de soi en tant que citoyen brésilien.

Inspirée des griots africains, la Compagnie des jeunes Griôs recherche d’abord des contes et légendes de la diaspora africaine au Brésil et recueille ces histoires chez les personnes âgées issues de la communauté dans laquelle ils vivent. Son travail s’élargit rapidement aux chants et à la musique.  L’objectif est de partager ces histoires et ce patrimoine principalement avec les enfants et les adolescents afin de renforcer l’imaginaire, l’identité et le respect des différences.  En plus des histoires racontées de la « mémoire affective »[4] comme dans la tradition orale, la Compagnie fait la lecture de livres et présente des spectacles dans lesquels s’intègrent les techniques de cirque, la musique, la danse créative et les danses traditionnelles afro-brésiliennes.

Le travail des Griôs se répartit en quatre volets.  Tout d’abord, ils reçoivent une formation historique (Brésil – Afrique) et technique (cirque, l’art de conter, musique, danse). Les recherches et lectures que font les Griôs complètent leur formation. Elles sont liées, notamment, au patrimoine afro-brésilien. Les Griôs sont ensuite amenés à en discuter à partir de leur expérience personnelle. Par exemple, lors de la préparation du spectacle Igbadu[5], qui portait sur la mythologie des Orixás, les jeunes ont lu des textes liés à la culture du candomblé, ont rencontré un pai-de-santo avec qui ils ont analysé les caractéristiques physiques et psychologiques de chacun des personnages représentant un Orixá, ainsi qu’étudié les danses de chacun des Orixás. Les Griôs apprennent aussi à écouter, à valoriser et à recueillir des histoires auprès des personnes âgées de leur communauté.  C’est alors qu’ils partagent le fruit de leur recherche par le biais d’ateliers d’art et de littérature avec des enfants et des jeunes des écoles et de la communauté.  Enfin, leur travail culmine dans la production de spectacles et la participation à des forums, comités et mouvements liés aux droits des enfants et des populations afro-descendantes.

Éventuellement, Cesar voudrait élargir les recherches sur le patrimoine vers les cultures indigènes[6], également peu valorisées et peu connues des Brésiliens.  Comme la plupart des Brésiliens, plusieurs membres du groupe ont des origines indigènes plus ou moins connues. Que ce soit  une démarche touchant le patrimoine culturel vivant afro-brésilien ou indigène, il s’agit habituellement d’une (ré)appropriation du patrimoine, puisque les jeunes Griôs ne vivaient pas les pratiques qui y sont liées au quotidien  ou, du moins, n’avaient pas conscience de leur présence.

Bref, le travail des Griôs pourrait se résumer à la transmission ayant pour but de perpétuer  la tradition. Toutefois, bien au-delà de la tradition, les Griôs apprennent à se connaître, à comprendre d’où ils viennent, de même qu’à accepter et à aimer cette culture.  Ils en sont même fiers, tandis que la plupart d’entre eux la dénigraient auparavant. Leurs spectacles et leurs musiques servent ainsi très souvent à rehausser leur image sociale au sein de la société globale brésilienne.

Près de cinq ans après nos premières rencontres avec les jeunes Griôs, le projet évolue.  Plusieurs jeunes ont atteint l’âge et la possibilité de s’inscrire à l’université. Certains d’entre eux souhaitent poursuivre la démarche amorcée avec les Griôs et se professionnaliser.  Ils sont conscients que la conjoncture actuelle est plutôt favorable aux initiatives visant à rapprocher les diverses classes de la société, à reconnaître la diversité culturelle au Brésil et ils savent qu’ils peuvent gagner leur vie en tant qu’artistes ou médiateurs culturels en faisant la promotion de ces valeurs.

Conclusion : Patrimonialisation grâce à des programmes politiques ou appropriation du  patrimoine musical ?

Le patrimoine est une réalité vivante, conséquente à une culture abstraite, et une revitalisation d’ensemble, incluant le développement des savoirs et savoirs-faire qui y sont associés, est essentielle à sa promotion.  Dans ce sens, beaucoup d’efforts ont été faits afin de reconnaître non seulement les œuvres ou les objets associés au patrimoine, mais surtout les individus qui les génèrent.  Une réelle reconnaissance et un soutien sur le plan local vaut, à notre avis, plus qu’une simple inscription sur une liste du patrimoine de l’humanité. Puisque la culture vivante traditionnelle est associée aux individus et aux communautés, les actions prises dans un but de sauvegarde devraient toucher tout d’abord ces individus et communautés, voire être initiées par ces derniers, afin qu’ils aient la possibilité de connaître, d’apprécier, de découvrir divers aspects de ce patrimoine, voire même de s’exprimer à partir de celui-ci. Qu’il s’agisse d’encouragements à perpétuer une pratique, sous la forme de compensations financières ou de récompenses quelconque, que l’initiative provienne d’instances gouvernementales qui souhaitent promouvoir des particularités régionales ou encore d’individus ou de groupes communautaires qui désirent s’approprier une pratique musicale, la logique patrimoniale entre en jeu.  Cette dernière laisse peu de place aux hasards de la transmission et pousse à vouloir tout patrimonialiser et sauvegarder, par crainte de perdre quelconque trace de notre passé et de notre culture et de devenir ainsi une société sans repères.

Le deuxième cas ici relaté, celui des Griôs, démontre bien une certaine volonté de valoriser, de mieux connaître et de faire connaître, ainsi que de s’approprier le patrimoine culturel vivant pour mieux se positionner en tant qu’individu ou groupe dans une société globale.  Cette démarche se veut donc, comme nous le disions précédemment, davantage individuelle et revendicatrice.   Le sens donné à ces pratiques musicales et culturelles a subi une transformation et le recours à des pratiques traditionnelles ou patrimoniales devient une manière d’affirmer son identité ou de s’en pourvoir d’une.

Enfin, dans un cas comme dans l’autre, nous observons la nécessité et la volonté d’atteindre un certain statut, un minimum de connaissances et d’habiletés techniques, afin de faire d’une pratique musicale ou artistique une profession et de se consacrer pleinement à la transmission et la diffusion de cette pratique. Qui dit professionnalisation au Brésil implique, de plus en plus et particulièrement pour les jeunes, une formation artistique et, implicitement, une certaine ouverture vers d’autres traditions musicales ou artistiques.  Est-ce que ces professionnels de la musique et de la culture d’aujourd’hui et de demain remplaceront les mestres, ces porteurs de traditions, pour qui danser, chanter ou jouer d’un instrument représentait simplement un art de vivre ?  Au-delà des politiques culturelles ou des initiatives de médiation, il faut considérer l’ensemble des changements sociaux qui accompagnent l’évolution et les processus patrimoniaux autour des arts vivants.  Entrer dans une logique de diffusion, voire de commercialisation, implique nécessairement une transformation de la charge symbolique d’une pratique musicale.  Cette dernière devient parfois spectacle, parfois enregistrement, parfois objet de formation, etc.  Cette transformation remet en question les paramètres existentiels d’une musique, d’un chant ou d’une danse.  C’est grâce à la continuité de certains éléments et aux choix esthétiques effectués que les pratiques musicales et artistiques se renouvellement.  Il nous faudra observer les tendances et résultats, témoins de l’évolution des temps.

Bref, les questions liées au patrimoine et à la patrimonialisation vont bien au-delà des notions de sauvegarde et de transmission.  Il existe bien des manières de perpétuer certaines pratiques musicales, techniques particulières, valeurs et croyances qui y sont liées.  Les processus de patrimonialisation par le politique et par l’appropriation en font partie.   Les démarches diffèrent d’un objet et d’une tradition à l’autre, mais l’essentiel demeure l’attention accordée aux sens et aux valeurs associés aux pratiques qui accompagnent l’objet transmis.

RÉFÉRENCES

BABADZAN, Alain, 2001, « Les usages sociaux du patrimoine », Ethnologies comparées, no 2, revue électronique du Centre d’études et de recherches comparatives en ethnologie, Université de Montpellier. http://alor.univ-montp3.fr/cerce/r2/a.b.htm (26 juillet 2010).

BONNIOL, Jean-Luc, 2004, « La tradition dans tous ses états : illustrations guadeloupéennes », dans Fabrication des traditions – Invention de modernité, sous la dir. de Dejan Dimitrijevic, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, Paris, pp. 149-161.

DION, Léon, 1972, Société et politique : la vie des groupes, Tome 1. Fondements de la société libérale, Québec: Les Presses de l’Université Laval, Collection Droit, science politique, no 3.

JEUDY, Henri-Pierre, 2008, La Machinerie patrimoniale, Éditions Circé / Poche, Belval.

KATTAN, Naïm, 1996, Culture : alibi ou liberté? , Éditions Hurtubise HMH, Collection Constantes, Montréal.

LEAL DO CARMO, Raiana Alves Maciel, 2008, «Etnomusicologia e Patrimônio Cultural : considerações sobre o samba de roda do Recôncavo Baiano », in Anais do Encontro Nacional da Associação Brasileira de Etnomusicologia, Maceió, 2008, pp. 525-531.

NETTL, Bruno, 2002, O Estudo Comparativo da Mudança Musical : Estudos de Caso de Quatro Culturas, Conferencia de abertura do I Encontro Nacional da Associação Brasileira de Etnomusicologia, Recife, novembro 2002, Tradução por Luiz Fernando Nascimento de Lima, com revisão e notas de rodapé de Samuel Araújo.

SALEMINK, 2001, « La sauvegarde et la représentation culturelles : qui décide qui doit en être chargé et ce qui doit être sauvegardé? », Diversité culturelle au Viet Nam : enjeux multiples, approches plurielles, Oscar Salemink, directeur de la publication, Éditions UNESCO, Mémoire des peuples, p. 197-205.

UNESCO, 2003, Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel », Paris, le 17 octobre 2003.


[1] Nous employons ici l’expression « sociétés modernes » en opposition aux « sociétés traditionnelles », terme employé ici par Babadzan.  Pour plus de détails concernant notre distinction entre les sociétés traditionnelles et moderne,  lire également Léon Dion, 1972, Société et politique : la vie des groupes, Tome 1. Fondements de la société libérale.

[2] L’expression est de Henri-Pierre Jeudy (2008).

[3] L’expression « traditionnel-populaire » apparaît régulièrement dans la littérature hispano-américaine et brésilienne.  La culture « traditionnelle-populaire » se veut une culture hybride et actuelle, issues des métissages entre les diverses composantes d’une société ou d’une communauté et s’appropriant des caractéristiques propres à différents réseaux sociaux.  Au Brésil, la culture « traditionnelle-populaire » n’est généralement pas reconnue ni représentée par les instances politiques ou éducationnelles et s’inscrit en opposition à la culture dominante.

[4] L’expression est utilisée par Cesar dans le dépliant explicatif de la Compagnie des jeunes Griôs.  Pour lui, la mémoire affective réfère à  une mémoire personnelle,  pourtant héritée d’un lien avec une communauté, qui se transmet dans un contexte propice à l’expression et au partage des sentiments et expériences affectives.

[5] La pièce est inspirée de l’ouvrage Igbadu. A cabaça da existência : mitos nagôs revelados, 1998, Adilson de Oxalá, Pallas (Rio de Janeiro).  Cet écrit traite des mythes de la création de l’univers religieux nagô dont sont originaires les cultes des Orixás.

[6] Le terme indigène provient de la traduction littérale des propos de notre informateur.  En dépit de la signification lexicale admise de ce terme pour désigner les autochtones dans une société composite, le terme d’indigène fait ici l’objet d’un étirement de son sens originel, admis dans plusieurs pays d’Amérique latine, dont le Brésil.

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