Guillaume SAMSON, Benjamin LAGARDE et Carpanin MARIMOUTOU, L’Univers du maloya. Histoire, ethnographie, littérature, Éditions de la Dynamique de Recherche en Ethnomusicologie de l’Océan Indien, 2008.

Compte-rendu publié dans Les Cahiers d’Ethnomusicologie, 24 / 2011, p. 256-260.

 

Alliant musique, danse et chant, le maloya représente bien plus qu’un simple divertissement ou qu’une tradition musicale perpétuée pour les Réunionnais. C’est ce que les trois co-auteurs de L’univers du maloya – Histoire, ethnographie, littérature défendent et expliquent grâce à une analyse pluridisciplinaire du phénomène musical.  Paru à l’automne 2008, soit environ un an avant la reconnaissance de la pratique musicale du maloya par l’UNESCO, L’univers du maloya – Histoire, ethnographie, littérature propose une analyse pluridisciplinaire du maloya en tant que phénomène musical et social à travers divers contextes et méthodes, contribuant ainsi à une meilleure connaissance et compréhension non seulement du maloya et des pratiques musicales réunionnaises, mais également de la société réunionnaise, de son histoire et des préoccupations de sa population.

Il est apparu nécessaire pour les trois auteurs d’aborder les diverses formes du maloya selon différents points de vue, d’où la proposition d’une présentation de cette culture musicale propre à chacun d’eux.  Ainsi, le premier chapitre, rédigé par Guillaume Samson, ethnomusicologue spécialiste des musiques réunionnaises et mauriciennes, décrit l’évolution des pratiques musicales réunionnaises en lien avec l’histoire et le développement de cette société insulaire.  Dans le second chapitre, l’anthropologue Benjamin Lagarde dresse un portrait ethnographique du déroulement d’un sèrvis malgas, rituel réunionnais dans lequel le maloya tient un rôle essentiel.  Enfin, l’écrivain et poète réunionnais Carpanin Marimoutou nous entraîne dans la dimension poétique du maloya.  Somme toute, l’ensemble des textes dévoile l’univers du maloya, tel que son titre l’indique, cet univers pouvant se référer au maloya en tant que « fait musical total [1]».  En effet, cet univers renvoie à une multiplicité de strates qui interagissent avec la musique et qui contribuent à la création de sens et de valeurs liées à celle-ci.

Histoire d’une sédimentation musicale (Guillaume Samson)

Ce premier chapitre propose une approche à la fois chronologique et dynamique pour présenter l’évolution, l’édification et la sédimentation des divers genres musicaux réunionnais.  La Réunion présente aujourd’hui une diversité musicale riche aux pourtours souples dans le temps et dans l’espace.  Comme  le précise Samson, « plus que l’histoire d’une musique (vue comme une entité cohérente et « constituée »), il importe  de situer le maloya et ses représentations dans le cadre du débat sur l’identité et la singularité musicale réunionnaise » (p.10).  L’auteur ne nie pas une stylistique identitaire, mais ne pose pas par ailleurs son analyse sur cet aspect. Le genre maloya n’est pas étudié isolément, mais en relation dynamique avec les autres genres musicaux insulaires, dont il s’inspire parfois ou encore pour lesquels il constitue une référence.

C’est tout d’abord en articulant les grands moments de l’histoire réunionnaise avec l’émergence d’une créativité musicale insulaire que Samson aborde l’apparition et la transformation de pratiques et de savoir-faire musicaux dans le déploiement d’un débat autour de l’identité réunionnaise.  On y voit comment l’abolition de l’esclavage a permis une restructuration des systèmes sociaux, politiques et culturels. Le maloya tel qu’on le conçoit aujourd’hui est probablement né suite à un revivalisme du genre musical, fortement lié à la récupération qu’en a faite le parti communiste, ainsi que proposé par l’auteur. À la fin des années 1970, le maloya occupait deux champs interdépendants : d’un côté, celui de la mémoire; de l’autre, le genre sortait de son cadre communautaire et devenait une référence à l’échelle de la société globale.  Ces deux champs interdépendants, se nourrissant et se légitimant l’un et l’autre, servirent de base à l’intégration définitive du maloya à la musicalité réunionnaise officielle, tel que le conçoit Samson (p.71).

Samson parle du maloya en tant que genre musical, mais également d’un « potentiel de traits musicaux ou textuels qui servent à réunionniser des musiques exogènes » (p.86). Cette potentialité, cet ensemble de référents, peut alors être conçu comme un point  de départ.  C’est donc en tant que patrimoine en devenir que le maloya, en se laissant pénétrer par d’autres espaces stylistiques et en créant un embranchement polymorphe, assure sa légitimité et se constitue en véritable « tradition ».

Quoique très instructif et pertinent, ce chapitre sur l’univers du maloya se limite à l’univers dans lequel le genre musical s’est construit et continue d’évoluer et ne propose pas d’analyse de l’objet musical proprement dit ni de mise en relation entre les divers paramètres musicaux du genre et cet univers du maloya par ailleurs si bien détaillé.

Ethnographie d’un rituel réunionnais (Benjamin Lagarde)

Le deuxième chapitre de cet ouvrage propose une ethnographie d’un sèrvis où le maloya constitue l’élément musical central.  Hommage aux ancêtres autrefois venus de Madagascar et du continent africain, cette cérémonie religieuse est perçue par les Réunionnais comme une glorification des racines culturelles africaines et métissées à la base de la créolisation réunionnaise. C’est par une méticuleuse description ethnographique d’un sèrvis malgas, tel qu’observé dans une famille de l’Est de l’île, que le lecteur plonge dans l’univers de ce rituel. Lagarde relate l’événement dans le temps, il décrit les lieux du rituel et présente les acteurs de la cérémonie en spécifiant souvent leur parcours personnel et en fournissant des informations permettant au lecteur de comprendre leur environnement social et le système de valeurs qui y est lié.

La deuxième partie de ce chapitre positionne davantage ce rituel dans la société globale réunionnaise ainsi qu’au sein d’une tradition religieuse hétérogène insulaire. Une question structure ensuite le texte : qu’en est-il de la place et de la fonction du maloya dans les sèrvis?  Selon l’auteur, la dimension musicale des sèrvis aurait beaucoup évolué au cours des dernières décennies.  Les chants, par exemple, sont caractérisés à la fois par la perte et l’invention, autrement dit par le changement.  Malgré les tentatives de catégorisation des types de maloya et des rythmes qui lui sont spécifiques, il ne semble pas y avoir de consensus.  De la même manière, la distinction entre les dimensions sacrée et profane du maloya devient poreuse et on assiste, à partir des années 1980, à un éclatement des types de maloya.  Le maloya a ainsi accompagné la découverte de nouveaux interstices, à tout le moins d’ordre esthétique (p. 152).

Ici encore, ce chapitre déçoit par le manque d’informations systémiques au sujet des composantes musicales du rituel. Les auteurs disposaient pourtant là de références dont ils auraient pu s’inspirer pour pousser l’analyse musicale d’un rituel sacré un peu plus loin[2].

Poétique vernaculaires et modernité : le maloya en textes (Carpanin Marimoutou)

Ce dernier chapitre a été rédigé par le littéraire réunionnais Marimoutou, qui défend le maloya, en raison de sa dimension textuelle, comme patrimoine incessamment en devenir et en tant que porteur des traces constitutives de l’espace et de l’imaginaire créoles réunionnais.

C’est d’abord en se référant aux insertions des chants du maloya dans des nouvelles d’un écrivain réunionnais ainsi qu’en établissant des liens sémantiques entre les deux formes artistiques que Marimoutou présente en quelque sorte l’essence du maloya : « cette recherche, à travers les luttes et la mélancolie, d’une forme de vivre ensemble, à la fois dans l’espace intime et dans l’espace public » (p.157).  À la différence des autres co-auteurs de l’ouvrage, Marimoutou s’attarde moins à l’univers du maloya qu’à la substance des textes inhérente au maloya.  L’objectif de l’auteur réside dans l’illustration, à travers les textes littéraires, de ce qu’il nomme la « plasticité » du maloya, se référant à Françoise Vergès[3].  Marimoutou insiste également sur le rapport au temps non-linéaire des sociétés créoles, de même que sur le rapport à l’espace, se négociant entre l’espace intime et l’espace public.  L’auteur démontre ensuite comment la perception du maloya comme le référent d’une identité réunionnaise multiple chez certains auteurs a eu non seulement un impact sur la poésie réunionnaise contemporaine, mais a transformé le genre musical, dans son sens élargi et incluant son univers, en matrice de cette poésie.  Quant au texte publié du maloya, « celui-ci n’est qu’un possible, une variante parmi d’autres » (p, 161).  Le maloya étant une performance, son texte est avant tout un chant qui n’acquiert de signification et de valeur qu’en contexte.

Marimoutou souligne quelques thèmes récurrents dans les textes du maloya.  Afin d’évoquer ces sujets, tels que le conflit, la mélancolie, la plantation l’esclavage ou le métissage, on utilise des procédés comme le recours à la mémoire historique ou émotive, un renvoi clair à l’univers des plantations ou l’utilisation d’un vocabulaire qui y est lié, ainsi que la narration.  Le récit fondateur du texte de maloya se situe en marge du discours dominant qu’il conteste par l’inscription systématique du pluriel dans une reconceptualisation d’une multiplicité des mémoires. Enfin, on comprend que l’une des fonctions du maloya est d’assurer une continuité tout en s’inscrivant dans une contemporanéité, tout comme l’archivage pour le poète sert de creuset à une matérialisation, une circulation, offrant des espaces de significations pluriels.

CONCLUSION

Somme toute, L’univers du maloya demeure un ouvrage essentiel pour une meilleure compréhension des enjeux liés à l’identité et aux processus de patrimonialisation à la Réunion.  Bien que la patrimonialisation n’ait pas ici été abordée explicitement, la volonté des auteurs de souligner l’ubiquité du maloya, du moins par traces, dans l’ensemble de l’île ainsi que le fait d’insister sur l’entrée du maloya dans la musicalité réunionnaise officielle démontre bien qu’une forme de reconnaissance et de revalorisation du maloya et de son univers est mise en place.  Premier ouvrage systématique consacré au maloya réunionnais, ce livre s’adresse avant tout à la communauté scientifique et aux curieux peu familiers avec les pratiques musicales réunionnaises.  Cela dit, le lecteur qui espère comprendre le fonctionnement musical du maloya sera déçu, puisque l’objet musical n’est pas proprement décrit et explicite.  De plus, l’iconographie aurait pu être davantage développée et commentée.  Enfin, bien que l’idée de présenter trois approches différentes, par trois co-auteurs, propose une vision d’ensemble assez représentative des formes que revêt le maloya, on pourrait reprocher à cet ouvrage de s’apparenter davantage à un collectif,  sans liens ou références d’un chapitre à l’autre et par la manière qu’ont chacun des auteurs d’aborder le sujet à leur manière. Malgré ces quelques faiblesses, cet ouvrage vient indéniablement combler une lacune au niveau de la littérature scientifique sur le champ musical réunionnais. Grâce à ces auteurs, l’univers du maloya est davantage à notre portée.

Marie-Christine Parent, 2010

 

RÉFÉRENCES

DESROCHES, Monique, 1996, Tambour des dieux. Musique et sacrifice d’origine tamoule en Martinique, L’Harmattan, Montréal.

HELFFER, Mireille, 2004, Musiques du toit du monde : L’univers sonore des populations de culture tibétaine, l’Harmattan, Collection Musique et Musicologie, Paris.

MAUSS, Marcel, 1950, Sociologie et anthropologie, PUF.


[1] L’expression fait référence au « fait social total » de Marcel Mauss (1950).

[2] Pensons à des ouvrages comme Tambours des dieux (Monique Desroches, 1996) ou Musiques du toit du monde : L’univers sonore des populations de culture tibétaine (Mireille Helffer, 2004).

[3] Françoise Vergès définit la plasticité comme étant « la capacité d’une communauté, d’un peuple, à absorber les chocs du monde sans s’y briser mais en s’y construisant par les façons qu’elle a de s’approprier et de transformer les apports du monde dans un bricolage et une négociation constante à partir de ses valeurs et de ses pratiques » (propos recueilli par Marimoutou, p. 157).

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