La patrimonialisation et l’appropriation des traditions musicales : quelques exemples brésiliens

La patrimonialisation et l’appropriation des traditions musicales : quelques exemples brésiliens

Marie-Christine Parent

Université de Montréal

Cet article a été publié dans les Cahiers de la Société Québécoise de Recherche en Musique, volume 11, numéros 1-2, Éthique, droit et musique, Montréal, pp. 137-147.

Texte original en PDF

Les problématiques liées au patrimoine culturel vivant, c’est-à-dire à l’héritage transmis oralement et dont l’expression constitue une forme d’appropriation et d’interprétation liée à la fois au passé, au présent et au futur, représentent des avenues d’investigation fertiles en réflexions et débats. Bien que le sujet ne soit pas nouveau, la conjoncture actuelle, qui date d’environ une dizaine d’années[1], pousse plus précisément les ethnomusicologues à penser des infrastructures et des outils afin de préserver et de valoriser ce patrimoine[2]. D’autant qu’il participe bien souvent à la mise en évidence de la diversité des peuples, tout en contribuant à l’affirmation et à la création, parfois même à la re-création, de leur identité. Dans cette optique, on s’accorde aujourd’hui à reconnaître le patrimoine comme un enjeu socioéconomique, politique et culturel important. La patrimonialisation, quant à elle, implique le processus par lequel un objet, une tradition ou une pratique artistique est reconnu et accepté en tant que patrimoine. Ce processus implique une transformation de la charge symbolique de la pratique musicale en raison notamment d’une mutation de sens. La patrimonialisation n’affecte pas que le musical en tant que tel; elle renvoie aussi à une construction sociale et identitaire, souvent collective et gérée, de surcroît, par des politiques publiques du patrimoine et de développement culturel.

Encore trop souvent, les patrimoines musicaux n’ont que peu d’influence dans l’entendement institutionnel du concept de patrimoine culturel vivant. Pourtant, leur valeur n’est pas moindre que celle de tout autre patrimoine reconnu officiellement. Il faut cependant aller au-delà de la perspective d’une telle reconnaissance sur le plan international et se poser la question de savoir quelle est la place accordée aux patrimoines musicaux au sein d’une société, sur les plans locaux et nationaux, mais aussi dans l’imaginaire et l’émotionnel de la population.

Si l’on admet que le patrimoine ne peut pas ignorer les tendances de la mondialisation, et qu’il est ainsi confronté à de nouveaux contextes et de nouvelles réalités, on ne peut non plus contester qu’il soit introduit dans une certaine territorialité et qu’il génère la tradition à travers l’oralité, ce qui le rattache à des valeurs locales et à une culture de proximité.

Ainsi, le concept de patrimoine musical questionne des notions telles que l’origine, l’identité, l’authenticité, la mémoire, la territorialité, etc. Dans cette optique, le patrimoine exprimerait une ressource, personnelle ou collective, une potentialité ou un devenir, plutôt qu’un objet. À l’inverse de l’approche politique du patrimoine, telle que proposée notamment par les programmes de l’UNESCO, notre intention est de montrer ici que cette conception vivante et dynamique du patrimoine culturel vient davantage rejoindre l’individu au sein du collectif, en mettant en avant la singularité du patrimoine plus que sa dimension souvent figée par le collectif. Après un bref survol du concept de patrimoine dans la littérature ethnomusicologique,  nous présenterons ici deux approches du patrimoine en nous référant à des études de cas au Brésil.

1.  La notion de patrimoine en ethnomusicologie

L’utilisation du terme « patrimoine » pour parler des traditions musicales nous paraît assez récente[3], peut-être en raison du fait que les processus patrimoniaux, dont ceux qui sont liés à des actions politiques, restent encore assez rares et nouveaux dans le domaine du patrimoine musical vivant. L’étude du patrimoine culturel vivant, compris dans son sens le plus large, et l’ethnomusicologie présentent de nombreux intérêts et sujets d’études en commun, tels que la tradition, l’oralité, l’esthétique, le changement et l’évolution, la transmission, la construction de l’image sociale, l’identité, la valorisation, les politiques publiques, etc. Ainsi, l’ethnomusicologie nous mène inévitablement à certaines thématiques étudiées par plusieurs disciplines des sciences sociales et des arts.

1.1  La culture et la musique : un processus de construction

Le terme de culture pose souvent un problème dans sa définition.  Longtemps comprise comme possédant des attributs particuliers, souvent déterminés par des recherches scientifiques, la culture apparaissait ainsi statique dans le temps et dans l’espace. Nous sommes d’avis avec Oscar Salemink lorsqu’il déplore l’idée que : « Une fois qu’une culture traditionnelle a été décrite et authentifiée par les recherches ethnographiques, tout changement social et culturel est alors considéré comme un amoindrissement de son authenticité et de sa tradition  » (2004, 197). Selon cette conception, peu de place est laissé à l’être humain, bien que ce dernier soit omniprésent dans toute élaboration et manifestation culturelle. En ethnomusicologie, les hommes, les sujets « musiquants » et « écoutants », sont au cœur du processus musical. La culture, comme tout phénomène musical, est une construction humaine et ne possède donc pas d’attributs permanents. Elle est une reconstruction constante, dans une volonté dynamique de continuité et de changement en interférence avec l’environnement. Ainsi, la culture est le fruit d’une expérience particulière, d’un passé commun et d’une mémoire commune; elle se développe à la fois de manière collective et individuelle. Bien qu’un certain nombre d’ethnomusicologues contemporains soient toujours critiques vis-à-vis de la notion de culture, cette conception de la culture reste partagée par la majorité d’entre eux.

En ce qui a trait au patrimoine proprement dit, il est encore trop souvent associé à une idée passéiste. Les pratiques patrimoniales s’inscrivent dans un contexte de transformation du champ culturel et de notre modèle de consommation. Selon Alain Babadzan, la patrimonialisation des cultures populaires « traduit fondamentalement l’instauration d’un rapport à la culture qui n’est que moderne, sans équivalent dans les sociétés traditionnelles » (2001, 4-5). Autrement dit, la patrimonialisation serait née d’un besoin de certaines sociétés modernes[4] et se caractériserait par un processus de réflexivité[5]. Toutefois, les individus et groupes non touchés par la patrimonialisation, sous ses diverses formes, sont de plus en plus rares.

1.2  Le patrimoine musical : entre le local et le global

Le terme « patrimoine » est fréquemment associé aux enjeux d’une identité collective et concerne donc l’opinion publique. Toutefois, il ne doit pas se lire uniquement en fonction du passé. Mais comment une pratique devient-elle patrimoine?  La sélection dépend-elle de la durée de la pratique dans le temps, de l’étendue (géographique) de sa pratique, de critères esthétiques, de la signification pour un collectif, d’une certaine reconnaissance ? La liste pourrait ainsi s’allonger… Bien que le patrimoine soit porté par une propension à la globalisation, il coïncide aussi avec une promotion des valeurs locales. En effet, en faisant appel à la tradition, particulièrement sous l’angle de son expression locale, et en favorisant une « marchandisation » du patrimoine, on fournit une légitimité aux pratiques qui récupèrent le passé sous diverses formes pour le traiter avant tout comme une commodité et un bien de consommation (Hamel et Poitras 1994, 11).

 

1.3 La patrimonialisation

L’acte de patrimonialisation nous paraît hasardeux, au sens où il risque fortement de figer une pratique culturelle dans le temps ainsi que dans l’espace. Le processus par lequel un objet devient patrimonial implique une transformation de la charge symbolique de la pratique musicale, en raison notamment d’une mutation de sens.

Le patrimoine est généralement indissociable de la notion de préservation, et plus exactement de la crainte d’une éventuelle disparition de ce dernier. Ces préoccupations ne datent pas d’hier. Déjà au début du XXe siècle, l’ethnomusicologue Erich Moritz von Hornbostel (1905) exprimait, en ce sens, une crainte de la disparition rapide des musiques du peuple (folk) et recommandait qu’elles soient enregistrées et étudiées avant qu’elles ne disparaissent. Un siècle plus tard, ces musiques se sont certes modifiées, mais elles existent toujours, du moins pour la plupart. On n’a qu’à penser aux jeux de gorge (Katajjaat) des Inuit du Canada que l’on croyait disparus au début des années 1970 et au regain de popularité qu’a connu cette pratique, après que le disque ait fait connaître ses interprètes dans le monde occidental et qu’ils aient été présentés un peu partout en Amérique du Nord et en Europe (Beaudry 2005, 700).  Nous ne pouvons faire abstraction de la mobilité des idées et des pratiques, que ce soit à l’intérieur même d’une culture ou lorsque celle-ci est en contact avec d’autres.

Dans ce transfert ou cette adaptation aux conditions contemporaines, la tradition implique parfois un système d’écriture, commande un procédé de classification ou l’élaboration  précise de répertoires. Ces opérations favorisent toutefois fréquemment une sorte de statisme des genres traditionnels-populaires[6]. Pour Nestor Canclini (1995), ce processus traduit le changement d’une tradition en patrimoine. Il devient alors possible de voir apparaître une évolution parallèle à la pratique reconnue et préservée, par des praticiens qui refusent d’adhérer, faute d’identification, aux valeurs accordées par le processus de patrimonialisation.

1.4  Une mémoire tournée vers le futur : un patrimoine en  devenir ?

Dans le sens de ce que nous venons d’évoquer, nous sommes d’accord avec François Ost lorsqu’il affirme que le patrimoine devient alors « moins une propriété qu’une promesse, moins une vérité qu’une question, moins un trésor en arrière qu’une quête en avant » (2000, 206). Le patrimoine est une forme d’héritage sans testament, qui continue toujours à signifier « une action, un événement, un chef-d’œuvre, un objet, mais, surtout, la mémoire de tout cela ou plutôt – puisque son sens est en avant plutôt qu’en arrière – la reformulation, la réécriture d’un héritage toujours en attente d’être signifié » (Ost 2000, 207). Bref, l’objet patrimonial devient une potentialité. Concrètement, tout individu ou toute communauté puise, consciemment ou non, dans ce patrimoine pour s’exprimer et affirmer son individualité et/ou son identité. Le patrimoine doit alors être compris comme une mémoire, un processus dynamique. Ainsi que le souligne Monique Desroches, la mémoire humaine est sélective, active et créative : elle est un espace de construction symbolique (Desroches 2005, 387).

1.5  À propos de l’authenticité

Pour plusieurs ethnomusicologues, tels que Luciana Prass (2004) ou Kwabena N’Ketia (1974), l’apprentissage des musiques de tradition orale se fait à travers l’expérience sociale. Ainsi, pour John Blacking (1973), c’est seulement dans un contexte spécifique qu’une musique est créée et qu’elle acquiert un (ou plutôt des) sens.

Les changements dans les rapports entre les cultures, les flux migratoires, le développement touristique, les fusions culturelles et artistiques et les nouvelles technologies nous obligent aujourd’hui à repenser l’authenticité, qui « ne peut se déployer que dans le mouvement, et celui-ci est apport et métamorphose » (Kattan 1996, 42). La question de l’authenticité se pose inévitablement lorsque vient le temps de choisir, notamment, ce qui sera sauvegardé en tant que culture significative d’un peuple.  Qui peut décider de l’authenticité et pour qui ? Cette question de l’authenticité liée à la sauvegarde de ce qui est significatif ou représentatif d’une culture prête à débat. L’authenticité relève d’un jugement de valeurs et se veut ainsi une construction. Elle peut être singulière, soit par rapport à soi-même, ou encore collective, et renvoie alors aux traditions transmises de génération en génération et à une forme de consensus.  L’authenticité a un caractère temporel, mais aussi contextuel. Ainsi, elle n’implique pas l’absence de changement, mais au contraire, s’ancre dans le moment présent.

Tandis que le concept de changement était perçu négativement par les ethnomusicologues au début du XXe siècle, puisque, de façon générale, on  estimait que les musiques traditionnelles étaient plus ou moins statiques et que le rôle du chercheur était de les préserver, l’étude des variations et des transmutations réalisées de diverses manières est devenue graduellement le principal sujet de recherche en ethnomusicologie. Pour Nettl, « la stabilité et les changements musicaux constituent des valeurs esthétiques et peut-être éthiques » (2002, 10). Les valeurs éthiques soulevées par Nettl valent la peine d’être soulignées dans ce débat autour de la patrimonialisation.  L’éthique pose la question de la finalité de la musique, des valeurs et des principes moraux qui s’y rattachent. Toutefois, elle concerne également le contexte social et culturel dans lequel cette musique évolue, incluant ainsi la recherche, les politiques culturelles, les mécanismes de production et de diffusion, etc. Dans le processus de patrimonialisation, chacun de ces aspects influence l’évolution des pratiques musicales et, conséquemment, les valeurs éthiques qu’elles défendent. Il faut donc étudier non seulement le caractère du changement, mais également le niveau de désir qui y est rattaché et les raisons qui le sous-tendent. Ce sont ces facteurs qui garantissent la continuité, au-delà des changements. Cette continuité, quant à elle, peut être fortement liée à la tradition. En effet, une des bases de l’ethnographie musicale se  trouve dans l’intervalle entre la tradition et les transformations culturelles.

Dans les pratiques ludiques et esthétiques, il arrive souvent que l’on soit confronté à un « système dynamique modifié »[7], c’est-à-dire à la perpétuation d’une tradition dans un environnement favorable, mais non initial. Il peut donc s’agir de traditions qui se réinventent, se reconstruisent ou encore, après avoir été mises de côté pendant un certain temps, connaissent de nouveau une popularité. C’est ce phénomène que nous appellerions, en termes d’ethnomusicologie, le revivalisme musical.

Selon Desroches (1998 et 2004 dans Benoist et al.), les traditions musicales sont le résultat d’un aspect dynamique de la mémoire face aux phénomènes de mondialisation, d’un côté, et de régionalisation, de l’autre. L’identité culturelle se créerait et se recréerait ainsi dans la rencontre, voire dans la négociation, avec l’altérité et l’affirmation d’une singularité. Vue sous l’angle de l’ethnologie, la tradition doit être comprise dans sa mise en réseaux ou dans sa mise en relations (Amselle, 2001) avec d’autres cultures.

Un patrimoine authentique serait ainsi la conjugaison de l’histoire et de la contextualisation, il impliquerait une sélection de paramètres et non la reproduction intégrale des éléments ancestraux. Cette sélection de traits expressifs liée à la tradition représente « un point de vue que les hommes du présent développent sur ce qui les a précédés, un recours au passé conduit en fonction de critères contemporains » (Bonniol 2004, 150). Enfin, les symboles choisis font référence à une valeur émotionnelle à l’objet. Toutefois, apparaissent parfois des éléments « fabriqués », un passé réinventé qui ne correspond pas à ce qui est préservé dans la mémoire populaire.

1.6  De la représentation de la tradition

On recourt fréquemment à la tradition en tant qu’objet d’idéalisation ou de stratégie, en adoptant une attitude réfractaire aux changements. C’est ce que Hobsbawn et Ranger (1983) qualifient d’usage social du passé. Ce passé peut alors être réinventé, c’est-à-dire qu’on ne retient qu’une vision romancée d’une époque passée, souvent par et/ou pour le politique. Alors que certains parlent d’une invention de la tradition, Salemink voit plutôt une construction de la tradition (2001, 197-98), dans le sens où les cultures et les traditions sont constamment reconstruites à partir de situations changeantes. Il n’y aurait donc pas de point zéro pour une tradition originelle peu à peu remplacée par une culture mondiale. Lortat-Jacob abonde dans le même sens lorsqu’il affirme : « Pour pouvoir être dénommée comme telle, une tradition se (re)construit chaque jour; elle est donc fondamentalement active et, productrice de sens, elle mobilise ses acteurs » (1999, 165).

 

1.7  Identité et acculturation : question de choix

Nous ne pourrions parler de patrimoine sans aborder, quoique brièvement, les questions d’identité et d’acculturation. Selon Katia de Queiros Mattoso, l’identité est plurielle, donc relative, et elle peut avoir plusieurs sens (2003, 7). Cependant, l’option identitaire n’est pas purement individuelle, car il n’y a que certaines identités possibles dans chaque contexte particulier. Nous croyons, tout comme le suggère Serge Gruzinski (1999), que les cultures sont inclusives. Ainsi, elles seraient le résultat d’une certaine acculturation. Jacques Lombard parle d’ « un ‘filtrage’ de la culture réceptrice, une sélection parmi les apports culturels extérieurs, sélection qui entraîne une réinterprétation, concept fondamental dans l’étude de l’acculturation » (2004, 77).

2.  Deux approches du patrimoine à partir d’études de cas au Brésil

2.1   L’approche politique : patrimonialisation de la culture populaire
2.1.1  Reconnaissance nationale et internationale

Les années 2000 ont vu naître au Brésil des initiatives concrètes visant la sauvegarde et la valorisation de la culture traditionnelle-populaire sur les plans étatique, national-fédéral et international. S’inspirant des modèles proposés par l’UNESCO, l’Instituto do Patrimônio Histórico e Artístico Nacional (IPHAN), organisme fédéral relevant du Ministère de la Culture, crée en 2000 le Programa Nacional do Patrimônio Immaterial, ayant pour objectif de mettre en place une politique d’inventaire, d’inscription et de sauvegarde du patrimoine culturel vivant dans tout le Brésil. L’un des instruments de base de ce programme sont les Planos de Salvaguarda, que nous pouvons définir comme des actions qui contribuent à l’amélioration des conditions sociales du milieu de production, de reproduction et de transmission de patrimoines immatériels. À ce jour, l’IPHAN a enregistré quinze « biens culturels immatériels », dont trois sont encore en processus d’inventaire et de recherche. Les douze autres reçoivent l’appui nécessaire pour la sauvegarde, qui varie en fonction des besoins identifiés. Cet appui se concrétise par des moyens tels qu’une aide financière aux détenteurs de savoirs et savoir-faire spécifiques dans le but de favoriser la transmission, ou encore par des mesures d’accès et d’organisation communautaire. En tant qu’instrument de reconnaissance de la diversité culturelle du Brésil, ce programme souligne les problématiques liées à l’inclusion culturelle et aux effets sociaux de cette inclusion, de même que les questions d’identité et de représentation du Brésil sur le plan international. C’est ce que nous avons pu observer lors du choix de la manifestation culturelle brésilienne qui a été présentée à la IIIe Déclaration du patrimoine immatériel de l’humanité de l’UNESCO.

Au moment de choisir cette manifestation culturelle représentative du Brésil entier,  Gilberto Gil, alors ministre de la Culture, prévoyait de présenter le « samba brésilien », reconnu en tant que symbole de la société brésilienne, rassembleur des diverses classes sociales et formé à partir des héritages des principales composantes culturelles à l’origine de la société brésilienne, soit la culture autochtone (amérindienne), la culture européenne (portugaise) et la culture africaine (Côte Ouest et Golfe de Guinée).  Toutefois, ce choix ne cadrait pas tout à fait avec les éléments de la politique de l’UNESCO, dont le désir était de sauvegarder des éléments culturels en risque de disparition. C’est ainsi que les politiciens brésiliens se sont tournés vers l’une des manifestations d’origine du samba urbain actuel, dont les pratiquants étaient victimes d’une forme de dévalorisation sociale et à laquelle les jeunes accordaient de moins en moins d’intérêt : le samba de roda do Reconcavo Baiano. Reconnu en 2004 en tant que patrimoine culturel du Brésil par l’IPHAN, le samba de roda do Reconcavo Baiano fut nommé chef-d’œuvre de l’humanité par l’UNESCO en 2005. Depuis, quelques études ont été menées afin d’évaluer l’impact de cette reconnaissance internationale sur la pratique sélectionnée et reconnue.

D’emblée, la nomination du samba de roda en tant que patrimoine de l’UNESCO a inévitablement permis une plus grande visibilité à ses pratiquants, que ce soit par les articles parus dans les journaux, les reportages télévisés, la présence de chercheurs sur le terrain, ou encore les invitations de plus en plus nombreuses à offrir des prestations dans des localités voisines, puis dans tout le pays et même à l’étranger. Aussi, la création d’une Associaçao de Sambadores e Sambadeiras do Estado da Bahia aurait contribué au processus d’« autonomisation » des pratiquants, en ce sens que ces derniers ont assuré un certain développement des ressources humaines et matérielles afin d’améliorer les conditions de « durabilité » de la pratique. Inévitablement, l’acquisition et la distribution des ressources ont généré des situations conflictuelles et des stratégies de négociation avec et entre les organismes représentants de l’État et les sambadores. Certains chercheurs (Leal do Carmo, 2008) ont découvert, lors d’entretiens avec les porteurs de la tradition, que la formation de groupes de samba de roda est un fait récent dans le Reconcavo, à quelques exceptions près. Tandis que les sambadores se réunissaient surtout, il y a de cela quelques années, pour produire ce que nous appelons les samba de caruru (suivant le service de ce plat afro-brésilien lors des fêtes de São Cosme et Damião en septembre), les manifestations répondent aujourd’hui à des logiques plus commerciales et à une volonté de valorisation du patrimoine. Avant la proclamation du samba de roda [italique?] par l’UNESCO, la formation de groupes était déjà devenue une manière d’occuper l’espace parmi les autres groupes sur le marché culturel. Après cette reconnaissance, de nouveaux groupes se sont formés, (et) l’un des motifs majeurs à cette récente organisation étant le besoin de recevoir les incitatifs (notamment financiers)  fournis principalement à travers l’Association.

La formation de nouveaux groupes suscite des débats parmi les pratiquants, à savoir ce qui peut ou ne peut pas être considéré comme propre au samba de roda, ou encore de quelle manière les ressources peuvent être distribuées entre les groupes qui sont dans le processus de sauvegarde depuis le début du processus, en plus des nouveaux groupes qui se forment. Depuis la proclamation auprès de l’UNESCO, le nombre de groupe aurait augmenté de façon significative (Leal do Carmo, 2008). Une bonne partie des groupes observés, principalement parmi ceux constitués récemment, n’ont pas de mestre, ce porteur de tradition normalement présent dans la culture populaire. Ce sont plutôt des coordonnateurs ou présidents qui deviennent des agents culturels, responsables de l’organisation des groupes et de leur financement. Enfin, l’objectif de nombreux groupes aujourd’hui est celui de la « professionnalisation ». Ainsi, on souhaite présenter un spectacle en échange d’un cachet,  posséder des moyens et des outils de divulgation (CD, DVD, etc.), ainsi que faire connaître son travail à l’extérieur de sa communauté. De plus, ces groupes voient dans la possibilité de recevoir un appui financier une manière de survie, d’acquérir de nouveaux instruments, de nouveaux costumes et du matériel audio pour les répétitions et les représentations. Bien que cette reconnaissance du samba de roda en tant que patrimoine immatériel par l’UNESCO, et par l’IPHAN au Brésil, contribue grandement à sa valorisation, plusieurs pratiquants n’en sont pas totalement satisfaits, ni convaincus de sa capacité de sauvegarde.

2.1.2  Reconnaissance étatique

Au-delà du programme national, certains États se sont munis d’une politique en faveur du patrimoine culturel vivant ayant pour objectif de faire reconnaître certaines spécificités culturelles régionales. L’État du Pernambuco, dont la culture traditionnelle populaire est très riche et diversifiée, a adopté la « Loi du patrimoine vivant » en 2002 (entrée en vigueur en 2005). Cette loi s’inspire également de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine immatériel de l’UNESCO, à la différence qu’elle considère davantage l’individu ou le groupe de personnes au centre de ces pratiques. Par patrimoine vivant, elle entend « une personne ou un groupe de personnes qui détiennent les connaissances ou les techniques nécessaires à la production ou à la préservation d’aspects de la culture populaire et traditionnelle des communautés localisées dans l’État du Pernambuco » (Acselrad 2008, 447). La priorité est donnée aux artistes, aux créateurs, aux personnages et aux symboles dont l’expression est menacée de disparition ou d’extinction, faute d’appui matériel ou d’incitatifs financiers de la part des pouvoirs publics ou du secteur privé.

L’État du Pernambuco reconnaît à ce jour 18 patrimoines vivants. Ce sont des céramistes, poètes, musiciens, danseurs, artistes du cirque, groupes musicaux, etc. Pour poser sa candidature en tant que « patrimoine vivant » à sauvegarder, l’individu ou le groupe doit être en activité depuis au moins 20 ans, avoir sa résidence et exercer son activité dans l’État du Pernambuco depuis au moins le même nombre d’années, avoir la capacité de transmettre ses connaissances et les techniques utilisées, et être recommandé par un organisme à caractère culturel juridiquement constitué ou un organisme gouvernemental. Ces critères d’admissibilité ont pour conséquence la reconnaissance de personnes plutôt âgées et qui n’ont pas voyagé dans d’autres États ou pays pour de longues durées en tant que patrimoines vivants. Aux critères précédemment cités s’ajoutent la contribution à la culture pernambucana, ce qui est évalué à partir de la réalisation d’activités de production et d’engagement à transmettre la mémoire populaire, ainsi que le besoin financier, qui cette fois-ci ne peut  être réellement vérifié puisque aucune forme de preuve de précarité n’est demandée au candidat.

Nous pouvons observer ici un désir de « réparation » du passé qui vise à accorder à ces personnes ou groupes de personnes reconnus en tant que patrimoines vivants – souvent à la fin de leur vie – une forme de compensation financière et de reconnaissance pour leur apport à la communauté, un peu comme une « retraite » avec engagement de poursuivre la transmission tant qu’il sera possible de le faire. Malheureusement, ces incitatifs ont souvent pour effet de stimuler une certaine compétition parmi les candidats, tout particulièrement à démontrer les conditions précaires dans lesquelles ils vivent. Le danger réside ici dans le fait de reconnaître un patrimoine vivant non plus seulement pour le potentiel culturel et patrimonial qu’il possède, mais pour remédier tout simplement à la situation misérable dans laquelle la plupart des artisans et artistes des traditions populaires se trouvent par l’apport d’un soutien financier. Aussi, l’imprécision du critère de contribution à la culture pernambucana suscite des questions véhémentes de la part des candidats, des entités qui les proposent et de la société en général. Par exemple, un important cinéaste pernambucano a été reconnu patrimoine vivant. Les opinions varient, mais plusieurs s’entendent pour dire qu’il ne s’agit pas d’une question de mérite artistique, mais bien de la reconnaissance de la culture traditionnelle du peuple. Ainsi, nous avons perçu une tendance à valoriser les candidatures qui provenaient de personnes ou de groupes qui ne participent pas à l’industrie du divertissement, dans laquelle une partie des expressions de la culture populaire s’insère.

Bien d’autres programmes de sauvegarde des patrimoines culturels vivants existent au Brésil, qu’ils soient l’initiative d’organismes gouvernementaux, non-gouvernementaux ou d’entreprises privées. Les modèles brièvement présentés ici nous portent à croire que l’application du concept de culture populaire dans la gestion publique présente un risque de perdre l’objectif initial d’une politique d’abord établie pour un champ spécifique de la culture populaire. De plus, les programmes politiques liés à la patrimonialisation de la culture populaire et traditionnelle dans la société contemporaine demeurent toujours, particulièrement pour le cas du Brésil, un lieu de dénonciation des inégalités sociales.  Enfin, l’un des objectifs des politiques ici discutées est de rétablir un certain équilibre face aux lois du marché afin de préserver la diversité culturelle du pays. Bien que ces programmes soient basés sur des valeurs tout à fait défendables, ils suscitent inévitablement de nombreuses questions, notamment sur le plan éthique.

 

2.2 De l’intervention à la (ré)appropriation

Les deux exemples que nous présentons sont plutôt des initiatives visant la valorisation et une meilleure connaissance du patrimoine culturel vivant dans l’espoir d’une appropriation potentielle. Il s’agit d’actions menées par des organismes à but non lucratif ou des chercheurs, et non de démarches individuelles visant l’appropriation d’un patrimoine culturel vivant. À ce titre, ces interventions relèvent d’un médiateur externe qui vient proposer et favoriser la recherche, la création et la diffusion en lien avec les patrimoines artistiques vivants  (dont la musique, la danse, les arts du cirque, le conte, etc.).

Les projets visent d’abord l’inclusion et la conscientisation sociale de jeunes issus des milieux populaires et défavorisés de Rio de Janeiro par une certaine forme d’appropriation du patrimoine culturel vivant de la part des jeunes participants. Ces initiatives visent une certaine autonomie au sein des groupes et suscitent une participation active, autant dans la prise de décisions que dans le travail quotidien et l’initiative personnelle des membres des groupes en question. Dans les deux cas, nous assistons à un transfert de rôle des pratiques culturelles partant d’un contexte social, fonctionnel et/ou rassembleur et allant vers une pratique artistique, une démarche davantage individuelle et politique.

 

2.2.1 La Compagnie des jeunes Griôs de São João de Meriti : une approche artistique multidisciplinaire

Selon Cesar, le leader communautaire et instigateur du projet, il est nécessaire de valoriser le patrimoine présent dans la région périphérique afin qu’il ne soit pas délaissé au profit des valeurs globales de la ville. Le programme, qui s’adresse à des jeunes issus de familles à bas revenu et souvent marginalisées, permet une certaine prise de conscience et une meilleure affirmation de soi en tant que citoyen brésilien.

Inspirée des griots africains, la Compagnie des jeunes Griôs recherche des contes et légendes issues de la diaspora africaine au Brésil et « recueillent » ces histoires chez les personnes âgées au sein de la communauté à laquelle ils appartiennent. Leur travail s’élargit rapidement à la musique. L’objectif est de partager ces histoires et ce patrimoine avec les enfants et les adolescents brésiliens (toutes classes sociales confondues) afin de renforcer l’imaginaire, l’identité et le respect des différences. En plus des histoires  racontées à partir de « mémoire affective »[8], comme dans la tradition orale, la Compagnie fait la lecture de livres et présente des spectacles dans lesquels  sont intégrées les techniques de cirque, la musique, la danse créative et les danses traditionnelles afro-brésiliennes.

Le travail des jeunes Griôs se répartit en quatre volets. Tout d’abord, ils reçoivent une formation historique (Brésil-Afrique) et technique (cirque, l’art de conter, musique, danse). Ensuite, ils apprennent à écouter, à valoriser et à recueillir des histoires auprès des personnes âgées de leur communauté. C’est alors qu’ils partagent le fruit de leur recherche par le biais d’ateliers d’art et de littérature avec des enfants et des jeunes des écoles et de la communauté. Enfin, le travail des Griôs culmine dans la production de spectacles et la participation à des forums, comités et mouvements liés aux droits des enfants et des populations afro-descendantes.

Les recherches et lectures que font les Griôs complètent leur formation artistique. Elles sont principalement liées au patrimoine afro-brésilien.  Les Griôs sont ensuite amenés à en discuter à partir de leur expérience personnelle. Par exemple, lors de la préparation du spectacle Igbadu[9], qui portait sur la mythologie des Orixás, les jeunes ont lu des textes liés à la culture du candomblé, ont rencontré un pai-de-santo avec qui ils ont analysé les caractéristiques physiques et psychologiques de chacun des personnages représentant un Orixá, ainsi qu’étudié les danses de chacun des Orixás.  Éventuellement, Cesar voudrait bien élargir les recherches sur le patrimoine vers les cultures indigènes[10], également peu valorisées et peu connues des Brésiliens. Comme la plupart des Brésiliens, plusieurs membres du groupe ont des origines indigènes plus ou moins connues. Que ce soit  une démarche touchant le patrimoine culturel vivant afro-brésilien ou indigène, il s’agit habituellement d’une réappropriation du patrimoine, puisque les jeunes Griôs ne vivaient pas les pratiques qui y sont liées au quotidien, ou du moins, n’avaient pas conscience de leur présence.

Le travail des Griôs pourrait se résumer à une transmission ayant pour but de perpétuer  la tradition. Toutefois, bien au-delà de la tradition, les Griôs apprennent à se connaître, à comprendre d’où ils viennent, de même qu’à accepter et à aimer cette culture. Ils en sont fiers, alors que la plupart d’entre eux la dénigraient auparavant. Leurs spectacles et leurs musiques servent ainsi très souvent à rehausser leur image sociale au sein de la société globale brésilienne.

2.2.2  Musicultura : un projet de recherche-action

Le groupe Musicultura est né d’une collaboration entre le CEASM (Centro de Estudo e de Ações Sociais da Maré) et l’Université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ).  Il s’agit non seulement d’un projet social, mais également d’un projet de recherche dirigé par le professeur Samuel Araújo et lié au Laboratoire d’ethnomusicologie de l’UFRJ. La méthodologie appliquée ici est donc à la fois rattachée au travail social, mais également à la recherche ethnomusicologique.

La collaboration entre les chercheurs du Laboratoire d’ethnomusicologie de l’UFRJ et le CEASM a donné naissance au projet Samba e coexistência na Maré, qui a pour but la formation de chercheurs parmi les jeunes étudiants de 16 à 20 ans résidant dans la communauté grâce à des rencontres avec des chercheurs universitaires, qui tiennent alors un rôle de provocateurs et de médiateurs dans les discussions. Le modèle de recherche s’inspire de projets de recherche participative en ethnomusicologie, tels que ceux élaborés par Catherine Ellis (1994) avec des aborigènes d’Australie, et Angela Impey (2002) au Kwazulu-Natal, en Afrique du Sud. On cherche, par cette méthode, à « promouvoir le regard critique sur le quotidien et la mémoire et contribuer à la consolidation d’une conscience réflexive sur le rôle des pratiques musicales dans sa sociabilité et dans l’élaboration, la définition et la négociation d’identités particulières et des frontières qui les séparent » (Cambria 2004, 6). Le projet permet la création d’une documentation sur la diversité musicale et la mémoire des communautés de Maré, ainsi que la création d’une banque de données et l’organisation de ce matériel, qui restera dans les locaux du CEASM et sera donc accessible à la population.

Musicultura se distingue par l’importance que revêtent la recherche et l’autogestion au détriment de la pratique musicale ou artistique. Celle-ci n’est toutefois pas écartée des projets du groupe et plusieurs membres font déjà partie de l’école de samba du Gato de Bomsuccesso et/ou ont une pratique musicale en dehors du groupe. Toutefois, le but premier du projet n’étant pas de former des musiciens, ni des ethnomusicologues, il n’est pas apparu prioritaire, selon pour  le responsable du groupe, le professeur Samuel Araújo, d’intégrer l’apprentissage d’instruments ou de la théorie musicale dès le début du projet. Cette option n’est cependant pas écartée et ce sont les jeunes eux-mêmes qui manifestent le désir de mieux connaître la théorie musicale afin d’enrichir leurs recherches.

Les jeunes sont donc initiés à la recherche à partir de lectures de textes académiques qui sont ensuite discutés en groupe, de travail sur le terrain, de même que de la collecte de matériel afin de créer des collections documentées de vinyles, d’articles de journaux, ainsi que de vidéos qu’ils enregistrent eux-mêmes lors d’événements musicaux qui ont lieu dans les communautés de Maré. Musicultura travaille avec un patrimoine musical parfois récemment intégré ou ré-intégré à la communauté et tente de voir de quelle manière la population s’y rattache. Il s’agit donc de découvrir divers styles musicaux présents dans leur communauté et de discuter de leur socialisation[11]. En plus de la recherche, le groupe mise sur le principe d’autogestion, tel que proposé par Paulo Freire, afin d’acquérir des compétences et une meilleure compréhension de leur rôle dans le groupe. Pour Freire, il n’existe pas de connaissances sans autonomie ou dialogue. Comme le répète souvent Samuel Araujo, l’expérience d’autogestion dure pour la vie entière et ce projet permet aux jeunes d’appréhender Maré à partir de son patrimoine musical, et non plus seulement à partir d’éléments généralement négatifs véhiculés à l’intérieur et à l’extérieur de la communauté, entre autres par les médias. La notion de dialogue (notamment Bakhtin 1981; Freire 1996 et 2002; Marcus & Fisher 1986) demeure au centre de la méthodologie utilisée.

 

Les derniers cas relatés, ceux des Griôs et du groupe Musicultura, démontrent bien une certaine volonté, d’abord initiée par une personne externe à la communauté, de valoriser, de mieux connaître et de faire connaître, ainsi que de s’approprier le patrimoine culturel vivant pour mieux se positionner en tant qu’individu et/ou groupe dans une société globale. Cette démarche se veut donc, comme nous le disions précédemment, davantage individuelle et revendicatrice.

 

CONCLUSION

Au cours de ce texte, nous avons tenté de définir la musique ou la pratique musicale en tant que patrimoine culturel vivant. Celle-ci va, en effet, beaucoup plus loin que l’objet musical en soi. L’interaction sociale entre êtres humains est indispensable à la production d’un patrimoine musical.

La musique est également un comportement appris. Elle implique donc un certain savoir-faire acquis par divers moyens, tels que l’imitation ou un enseignement plus formel. Cet apprentissage varie selon les différents contextes et modes de vie, prenant tantôt un sens sacré et rigoureux, tantôt l’allure d’un pur divertissement. Chose certaine, la transmission des musiques de tradition orale s’effectue généralement à l’intérieur d’une pratique musicale et sociale qui regroupe souvent musiciens, danseurs et parfois même observateurs. La conjoncture actuelle propose cependant de nouvelles approches de ces musiques, entre autres grâce aux enregistrements et aux technologies audiovisuelles et informatiques. Les musiques sont devenues omniprésentes dans notre quotidien et la société actuelle nous offre le pouvoir de choisir quelle musique entendre, où et comment. Les musiques de tradition orale et issues de notre patrimoine musical deviennent une alternative parmi d’autres. Il s’agit d’un choix identitaire, d’un style de vie que l’on revendique et d’un goût que l’on a développé.

Un autre enjeu apparaît d’importance : celui du choix qui préside à la conservation ainsi que la sélection des acteurs autorisés à poser ce choix. Dans l’étude de la question du patrimoine culturel vivant, il importe en effet de se positionner sur ce qui doit être sauvegardé à l’intérieur de celui-ci et de quelle manière. Il s’agit là d’un enjeu éthique fort important, puisque, comme nous l’avons évoqué précédemment, les choix faits quant aux musiques, aux pratiques musicales, ainsi qu’aux valeurs et émotions qui les sous-tendent ne sont pas anodins. Ils constituent, tant du point de vue du producteur de patrimoine, du médiateur qui souhaite mieux le faire connaître et le diffuser ou encore du consommateur de patrimoine[12], un moyen de s’exprimer ou de se comprendre, en plus de représenter des avenues de développement durable et d’échanges culturels fructueux s’ils sont faits en bonne connaissance de cause.

Le problème principal auquel nous sommes confrontés concerne le statut ontologique de la culture. Celle-ci est en réalité une abstraction, une construction dans le processus de patrimonialisation. Comme le souligne Clifford Geertz (1973, 363-64), les systèmes symboliques sont historiquement construits, socialement maintenus et appliqués individuellement. C’est cette application qui est au cœur du sentiment d’appartenance et d’identité et qui laisse entrevoir les possibilités futures qui s’offrent à chaque individu en fonction de son parcours. De façon paradoxale, le patrimoine fait encore trop souvent référence à des sociétés mortes ou en voie de disparition, dans son entendement populaire mais aussi dans l’entreprise patrimoniale de l’UNESCO, alors qu’il devrait peut-être être perçu en tant que point de départ pour se projeter vers l’avenir. Ce point de départ est fonction d’une mémoire collective, dont les divergences dans la manière d’établir cette dernière seraient souvent dues, selon Jean-Luc Bonniol (2004), à l’absence d’un métadiscours communautaire, trait de base des sociétés créoles, mais fort probablement aussi de la société québécoise.

 

Beaucoup d’efforts ont été faits, notamment du côté de l’UNESCO, afin de reconnaître non seulement les « œuvres » associées au patrimoine, mais surtout les individus qui les génèrent. Une réelle reconnaissance et le soutien d’initiatives sur le plan local valent, à notre avis, plus qu’une simple inscription sur une liste du patrimoine de l’humanité. Puisque la culture vivante traditionnelle est associée aux individus et aux communautés, les actions prises dans un dessein de sauvegarde devraient toucher tout d’abord ceux-ci afin qu’ils aient la possibilité de connaître, d’apprécier, de découvrir divers aspects de ce patrimoine, voire de s’exprimer à partir de celui-ci.

RÉFÉRENCES

ACSELRAD, Maria (2008). « Registro do Patrimônion Vivo – limites e possibilidades da apropriaçao do conceito de cultura popular na gestão publica – politicas de reconhecimento e transmissão », Annais do IV Encontro Nacional da Associação Brasileira de Etnomusicologia, Maceió-AL, 11 au 14 novembre 2008, p. 445-451.

AMSELLE, Jean-Loup (2001). Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion.

ARAUJO, Samuel (2005). « Samba e coexistência no Rio de Janeiro contemporâneo – Repensando a agenda de pesquisa etnomusicológica », Martha ULHÔA et Ana Maria OCHOA (org.), Música Popular na América Latina- Pontos de Escuta, Porto Alegre,  Editora da UFRGS.

BAKHTIN, Mikhail (1981). The Dialogic Imagination: Four Essays, Michael HOLQUIST (ed.), Austin/London, University of Texas Press. Traduction de Caryl Emerson et Michael Holquist.

BABADZAN, Alain (2001). « Les usages sociaux du patrimoine », Ethnologies comparées. Revue électronique du Centre d’études et de recherches comparatives en ethnologie, no 2, [pages de l’article], Université de Montpellier, http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm.

BEAUDRY, Nicole (2005). « Musique et jeu : l’exemple des Autochtones d’Amérique du Nord », Jean-Jacques NATTIEZ (dir.), Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, Arles, Actes Sud/Cité de la musique, tome 3 « Musiques et cultures », p. 700-716.

BENOIST, Jean et al. (2004). L’Inde dans les arts de la Guadeloupe et de la Martinique, Matoury, Ibis rouge éditeur.

BLAKCING, John (1973). How Musical is Man?, Seattle/London, University of Washington Press.

BONNIOL, Jean-Luc (2004). « La tradition dans tous ses états : illustrations guadeloupéennes », Dejan DIMITRIJEVIC (dir.), Fabrication des traditions. Invention de modernité, Paris, Édition de la Maison des sciences de l’homme, p. 149-161.

CAMBRIA, Vincenzo (2004). « Etnomusicologia aplicada e “pesquisa ação participativa », Anais V Congresso da Seção Latino-Americana da Associação Internacional para o Estudo da Música Popular, IASPM-LM, Rio de Janeiro, du 21 au 25 juin 2004, http://www.hist.puc.cl/historia/iaspm/actasrioprtg.html.

CANCLINI, Nestor Garcia (1995).  Hybrid Cultures: Strategies for Entering and Leaving Modernity, Minneapolis, University of Minnesota Press.

DESROCHES, Monique (1998). « Music and the Quests for Cultural Identity. Contemporary Trends Cultural Identity », Bruno NETTL et Ruth M. STONE (ed.), Garland Encyclopedia of World Music, New York, Garland Publishing, Vol. 2, p. 914-921.

DESROCHES, Monique (2005). « Indo-créolité, mémoire et construction identitaire », Visions identitaires, diasporas, configurations culturelles, Tome 1, Actes du colloque international Le Monde Caraïbe. Défis et dynamique, Bordeaux, 3 et 7 juin 2003, Éditions C. Lerat, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, Bordeau, p. 385-392.

DION, Léon (1972). Société et politique : la vie des groupes 1. « Fondements de la société libérale », Québec, Les Presses de l’Université Laval, collection « Droit et science politique », no 3.

ELLIS, Catherine J. (1994). « Introduction. Powerful Songs: Their Placement in Aboriginal Though », The World of Music, Vol. 36, No 1, p. 3-20.

FREIRE, Paulo (1996). Pedagogia da autonomia: saberes necessários à prática educativa, São Paulo, Paz e Terra, collection “Leitura”. 33e édition.

_________ (2002). Pedagogia do oprimido, São Paulo, Paz e Terra, [collection ?]. 32e édition.

GEERTZ, Clifford (1973). The Interpretation of Cultures: Selected Essays, New York, Basic Books.

GRUZINSKI, Serge (1999). La pensée métisse, Paris, Librairie Arthème Fayard.

HAMEL, Pierre et Claire POITRAS (1994). Patrimoine, culture et aménagement (éléments de problématique), Montréal, Université de Montréal, collection « Cahiers du GRETSÉ », no15, janvier.

HOBSBAWN, Eric (1983). « Introduction », HOSBAWN, Eric et Terence RANGER (ed.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, « Past and present publications ».

HORNBOSTEL, Erich Moritz von (1905). « Die Probleme der vergleichenden Musikwissenschaft », Zeitschrift der Internationalen Musikgesellschaft, 7 ?, [volume, no, mois si applicable] p. 85-97.

IMPEY, Angela (2002). « Culture, Conservation and Community Reconstruction: Explorations in Participatory Action Research and Advocacy Ethnomusicology in the Dukuduku Forests, Northern KwaZulu Natal (South Africa) », Yearbook for Traditional Music, vol. 34, p. 9-24.

JEUDY, Henri-Pierre (2008). La Machinerie patrimoniale, Belval, Circé, collection « Circé/Poche ».

KATTAN, Naïm (1996). Culture : alibi ou liberté?, Lasalle (Québec), Hurtubise HMH, collection « Constantes ».

LEAL DO CARMO, Raiana Alves Maciel (2008). « Etnomusicologia e Patrimônio Cultural : considerações sobre o samba de roda do Recôncavo Baiano », Annais do IV Encontro Nacional da Associação Brasileira de Etnomusicologia, Maceió-AL, 11 au 14 novembre 2008, p. 525-531.

LOMBARD, Jacques (2004). Introduction à l’ethnologie, Paris, Armand Colin, collection « Cursus ». Deuxième édition.

LORTAT-JACOB, Bernard (1999). « Derrière la scène », Les musiques du monde en question, Internationale de l’Imaginaire, nouvelle série, no 11, Babel, Maison des cultures du monde, p. 156- 171.

MARCUS, George E. et Michael M. J. FISHER (1986). Anthropology as Cultural Critique: An Experimental Moment in the Human Sciences, Chicago, University of Chicago Press.

MATTOSO, Katia de Queiros (2003). Le Noir et la culture africaine au Brésil, Paris, L’Harmattan.

NETTL, Bruno (2002). O Estudo Comparativo da Mudança Musical : Estudos de Caso de Quatro Culturas, Conferéncia de abertura do I Encontro Nacional da Associaçao Brasileira de Etnomusicologia, Recife, novembro 2002. Traduçao por Luiz Fernando Nascimento de Lima, com revisao e notas de rodapé de Samuel Araujo.

NKETIA, J.H. Kwabena (1974). The Music of Africa, New York, W.W. Norton.

OST, François (2000). « Générations futures et patrimoine », Jérôme BINDÉ (dir.), Les clés du XXIe siècle, Paris, UNESCO/Seuil, p.206-212.

OXALA, Adilson de (1998). Igbadu. A cabaça da existência : mitos nagôs revelados, Pallas (Rio de Janeiro).

 

PRASS, Luciana (2004). Saberes musicais em uma bateria de escola de samba : uma etnografia entre os Bambas da Orgia, Porto Alegre, UFRGS.

SALEMINK, Oscar (2001). « La sauvegarde et la représentation culturelles : qui décide qui doit en être chargé et ce qui doit être sauvegardé? », Oscar SALEMINK (dir.), Diversité culturelle au Viet Nam : enjeux multiples, approches plurielles, Éditions UNESCO, collections « Mémoire des peuples », p. 197-205.

UNESCO (2003). Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, Paris, le 17 octobre 2003, 13 pages, http://unesdoc.unesco.org/images/0013/001325/132540f.pdf


[1] La notion de patrimoine a fait l’objet de réflexions en musique durant les dernières années. Au Québec, les Cahiers de la SQRM consacraient, en 2004,  un numéro au sujet (vol. 8, no 1, « Patrimoine et modernité »). De plus, le colloque international Patrimoines musicaux : circulations et contacts s’est tenu du 29 octobre au 1er novembre 2009 à la Faculté de musique de l’Université de Montréal.

[2] Qu’il soit question de sauvegarde, de préservation ou de valorisation du patrimoine culturel vivant, ces notions sont très problématiques puisque nous sommes en droit de nous demander en quoi et pourquoi un patrimoine doit-il en faire l’objet, ainsi que la manière dont cette action est développée. La sauvegarde et la préservation insinuent des entreprises de sauvetage et de pérennisation d’une pratique ou d’une musique. La logique de la conservation remplit une fonction sociale et politique de protection du symbolique et vient combler ce que Henri-Pierre Jeudy nomme le déficit de sens induit (2008, 27).  Quant à la valorisation, nous souhaitons qu’elle soit entendue comme une meilleure connaissance et compréhension d’un phénomène par la population.

[3] La discipline ethnomusicologique s’est intéressée à la notion de patrimoine à partir des années 1980. La fin des années 1990 et les années 2000 ont toutefois vu cet intérêt s’accroître, parallèlement aux stratégies de sauvegarde développées par l’UNESCO.

[4] Nous employons ici l’expression « sociétés modernes » en opposition aux « sociétés traditionnelles », terme employé ici par Salemink et Babadzan. Pour plus de détails concernant notre distinction entre les sociétés traditionnelle et moderne, lire également Léon Dion, Société et politique : la vie des groupes, Tome 1. Fondements de la société libérale (1972).

[5] L’expression est d’Henri-Pierre Jeudy (2008).

[6] L’expression « traditionnel-populaire » apparaît régulièrement dans la littérature hispano-américaine et brésilienne. La culture « traditionnelle-populaire » se veut une culture hybride et actuelle, issue des métissages entre les diverses composantes d’une société ou d’une communauté et s’appropriant des caractéristiques propres à différents réseaux sociaux. Au Brésil, la culture « traditionnelle-populaire » n’est généralement pas reconnue par les instances politiques ou éducationnelles et s’inscrit en opposition à la culture dominante.

[7] L’expression est empruntée au Ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine du Québec et apparaissait sur son site web en juillet 2006.

[8] L’expression est utilisée par Cesar dans le dépliant explicatif de la Compagnie des jeunes Griôs. Pour lui, la mémoire affective réfère à  une mémoire personnelle, pourtant héritée d’un lien avec une communauté, qui se transmet dans un contexte propice à l’expression et au partage des sentiments et expériences affectives.

[9] La pièce est inspirée de l’ouvrage Igbadu. A cabaça da existência : mitos nagôs revelados (1998). Cet écrit traite des mythes de la création de l’univers religieux nagô dont sont originaires les cultes des orixás.

[10] Le terme indigène provient de la traduction littérale des propos de notre informateur. Le terme indígena est d’emploi officiel dans plusieurs pays d’Amérique latine, dont le Brésil. Au Québec, nous parlerions plutôt des cultures autochtones ou des Premières Nations.

[11] Au sujet des styles musicaux, Araújo fait remarquer qu’ « en travaillant dans un tel contexte [celui du groupe Musicultura] avec des catégories pré-élaboréees lors de formations discursives qui ignorent la perspective microscopique des opérations et interactions concrètes du quotidien, les chercheurs universitaires ont constaté que quelques catégories apparemment consensuelles registrées dans la littérature portant sur la musique brésilienne – comme, par exemple, la catégorie “samba” –, paraissent interprétées dans la perception communautaire comme surprenantes ou encore insignifiantes, alors que la communauté est stimulée à confronter la violence symbolique des catégories académiques au moyen de stratégies participatives » (2005, 202). Traduction Marie-Christine Parent.

[12] Nous avons peu abordé le pôle de la réception dans cet article, puisque le patrimoine est ici défini en tant que mémoire dans laquelle nous puisons. Toutefois, de nombreuses entreprises de patrimonialisation visent à éduquer, émouvoir ou simplement divertir un certain public. Ce sont ceux et celles qui constituent ce « public » que nous appelons ici « consommateurs de patrimoine ».